Ils nous ont protégés pour que nous puissions aimer

Hier soir, je suis allée voir Indomptables, le dernier film de Thomas Ngijol. J’en suis ressortie pleine d’émotions, et le cœur plein de questions que je me suis déjà posées mille fois, et auxquelles j’ai déjà tenté de répondre. C’est un film drôle, doux, émouvant. Un film qui aborde les traumatismes avec tendresse, les héritages familiaux avec subtilité. Un film qui m’a ramenée en enfance. Et m’a replongée dans cette zone floue, entre gratitude et douleur, où résident nos souvenirs d’enfance.

Il y a une scène, dans ce film, que je n’oublierai pas. Le personnage principal, un père Camerounais, dit (je paraphrase) :
« Le plus important pour moi, c’est de protéger mes enfants. »
Et sa femme lui répond simplement :
« Le plus important, c’est de les aimer. »

Je suis restée suspendue à cette phrase.

Parce qu’elle dit tout.
Elle dit l’écart.
Elle dit la peur.
Elle dit l’héritage.

Et soudain, j’ai vu mon père.

Mon père n’était pas ce père mutique et dur comme dans le film. Mon père était affectueux à sa manière. Mais il nous a élevés avec autant de rigueur. Autant d’intransigeance. Autant de silences aussi. Il fallait être fort. Se tenir droit. Réussir. Ne pas pleurer trop fort, ni rire trop longtemps. Il fallait être préparé à la vie. Et aimer, ce n’était pas dire "je t’aime", c’était nourrir, loger, éduquer, encadrer. C’était veiller, souvent en silence. C’était protéger.

Et je confirme aujourd’hui à quel point cette protection était politique.

Lors de la session de questions-réponses après le film, Thomas Ngijol a dit une phrase qui m’a rappelé  mes cours de psycho-généalogie (je paraphrase encore):
"Beaucoup de nos parents ont vécu pendant la colonisation, ou juste après. Et ce sont les traumatismes vécus qui ont forgé leur carapace, et teinté la manière dont ils nous ont éduqués."

C’est exactement ça.
Ils ont élevé leurs enfants avec une peur viscérale.
Celle que le monde les broie.
Celle que la dignité soit toujours à arracher.
Celle que la survie ne soit jamais garantie.

Alors ils ont mis des murs.
Des règles.
Des silences.
Des injonctions.
Et au milieu de tout cela, leur amour.

Pas toujours visible. Pas toujours doux. Mais toujours là.

Aujourd’hui, j’élève mes enfants autrement.
Non pas parce que je suis meilleure.
Mais parce que je suis libre.
Libre de dire. Libre d’aimer. Libre de pleurer. Libre de guérir.

Je leur dis "je t’aime" aussi souvent que possible. Je leur parle. Je les écoute. Je leur dis quand j’ai peur. Quand je doute. Je leur montre que la vulnérabilité n’est pas un danger, mais un langage. Que l’amour ne fragilise pas, il construit.

Et pourtant, je continue à les protéger. Mais je le fais sans carapace.
Sans cette rigidité que mes parents croyaient nécessaire.
Je veux qu’ils soient forts, oui. Mais surtout qu’ils soient tendres.
Qu’ils sachent poser des mots là où nous avons appris à interpréter, puis à avaler les silences.
Qu’ils sachent aimer sans avoir besoin d’en être dignes.

Parce que nos parents nous ont protégés, pour que nous puissions aimer.
Et aujourd’hui, je leur rends hommage en aimant peut-être pas mieux, mais autrement